On pourrait imaginer malgré tout que circulent encore d'un bout à l'autre de la terre pas encore exténuée des bandes sans nom et sans drapeau, pas du tout des sectes - lesquelles sont toutes, probablement, des engeances nées du crétinisme -, des espèces de voyageurs plus ou moins obscurs et même quelques fois minables - pas davantage des stars du vagabondage - ; tout juste des gens, comme cela, sans liens explicites les uns avec les autres, mais qui auraient en commun de persévérer au milieu des pires débâcles, avec une résistance involontaire, même pas héroïque, à peine consciente ; seulement la capacité, parfois, d'un sourire, franc ou timide, quelques mouvements de compassion vraie, de loin en loin un geste de bonté vraie, une patience presque inlassable ; à croire que les uns et les autres auraient reçu tout de même de la vie, sans l'avoir cherché ou demandé, ou ne cherchant et ne demandant rien ou pas grand-chose, de légers viatiques, pas les mêmes pour tous, mais suffisants, jusqu'à preuve du contraire, pour les maintenir en mouvement jusqu'à leur dernier souffle. Ce serait alors une sorte de dernier espoir à espérer, que leurs pas dessinent, indépendamment de toute appartenance à un groupe et de tout programme, gratuitement, un réseau qu'on voudrait aussi invisible et aussi fertile que celui des racines dans la terre. Nous avons des amis parmi eux ; tous nos vrais amis, en définitive, sont de cette sorte. On en tire aucune vanité, on en parle à peine, on n'enrôle ni n'excommunie personne, on ne se croit pas autorisé à faire à personne la leçon ; mais la conscience, ou le rêve, de ce réseau est notre moins fragile appui.
Philippe Jaccottet, Israël, cahier bleu